Le feuilleton des Éphémérales

Si les Éphémérales étaient initialement un modeste projet de land art, ils se sont rapidement imposés comme un vaste programme éditorial écrit et illustré par ma pomme et publié, faute de mieux, aux éditions du même nom. Créé à parution du premier ouvrage, ce blog nous balladera dans les coulisses de ce projet jusqu'à sa clôture en 20??. Ecrivez-moi

vendredi 29 avril 2011

Episode 2 - suite (Genèse)

Sans doute n’avions-nous pas le choix : herbivores perchés d’arbre en arbre, nous fûmes contraints de vider les lieux pour cause de déforestation (foutue météo !) et devînmes chasseurs désarmés, obligés de nous regrouper chaque jour dans des tanières étroites.
Il avait bien fallu trouver des armes, inventer des codes pour ne pas s’entretuer dans la promiscuité d’une grotte insalubre et apprendre à déféquer ailleurs que sur place : à terre, la merde ne tombe plus des arbres.

Apprendre parce que notre conditionnement d’herbivore ne convenait plus ; prendre de la distance avec notre propre nature pour définir, par nous-même, une autre possibilité d’existence.

Extraordinaire articulation de savoirs, inépuisable pouvoir du démiurge et infatigable facteur de distanciation, je crois que le langage a permis cette mutation. Il devint notre être, il devint Dieu : tous les savoir, tous les pouvoir mais pas une once de chair.

On aurait tant aimé qu’il existât bel et bien cet être parfait, sensé, immortel : juste des mots sans cette saleté de nature prédatrice et exposée !
Las !
Sus aux pulsions, haro sur la libido !
Tout n’est que mots, calme et volupté dans le jardin d’Eden…


Seulement, voilà, « le singe nu est fier d’avoir le plus gros cerveau de tous les primates, mais il s’efforce de dissimuler le fait qu’il a aussi le plus gros pénis, préférant attribuer cet honneur au puissant gorille. » (
Desmond Morris, Le Singe nu, 1967. Trad. française, Grasset, 1968.)
Et Eve d’être accusée de tous les maux parce qu’à sa vue Adam ne put rien cacher de sa nature : elle déferlait en tsunami le long de son arrête dorsale et se concentrait là, pleine de vies, à la souche de son ventre.

Ephémérales 2 – Adam et Eve (Tribute to Michel-Ange et Dürer). Technique mixte sur papier torchon – 46 x 61cm.

Que voulez-vous, là d’où nous venons…

Ephémérales 2 - L’Origine du Monde (tribute to Courbet), superposition sur papier torchon, 20 x 25 cm.


jeudi 21 avril 2011

Episode 2 suite (vigilance)


Le Christ du val, photo peinte, 20X20 cm.

Derrière mon rideau d’herbes se cache un Christ étendu contre le flanc d’une église briochine. Je me suis presque couchée sur la dalle pour le placer là, derrière son “rempart de brindilles”, mais il ne m’a fallu que quelques clics pour le stocker ad vitam aeternam en millions de pixels.

J’aurais pu vous le dire tout de suite, mais une silhouette dénichée dans une fissure m’en empêchait. Figée en plein mouvement, elle semblait découvrir sur le défunt un “je ne sais quoi” qui me faisait froid dans le dos : elle avait la stupeur de celui qui découvre qu’il va mourir.

La face cachée de toute cette affaire apparaissait donc, suggestive, en arrière-plan ; je n’avais eu qu’à manipuler cette silhouette pour faire naître une histoire, qu’à user de quelques art(ifice)s pour que cette ombre animée sur un mur caverneux raconte une autre vérité : celle de tous les “dormeurs du val”, nos morts à répétition.


À tous nos morts, photo peinte, 6X20 cm.


À force de remonter le temps, j’ai allumé des souvenirs génocidaires : comment est mort le robuste Neandertal dont l’absence laissait la place libre aux hordes de Sapiens ? Je m’étonnais de la concomitance des mains négatives et de la disparition de toute une espèce. Je m’effrayais des destructions de temples, des statues abattues et des exemples de falsification.

Je pouvais imaginer l’orchestration de cet effacement…

Pas vous ? Regardez-nous : vous entendez comme moi les voix négationnistes ? Imaginez : si Hitler avait gagné, que resterait-il du peuple juif dans 20 000 ans ? Un livre, peut-être. Même pas sûr!


Vigilance 1 - Shoah, superposition, 20X27 cm.


Un rideau d’herbes, un Christ, des morts à répétition, des signes-mots, des formes-sons… et une kyrielle de questions dès que je superposais toutes ces images.

Quelle faute ce dénommé fils du Verbe, ressuscité à plusieurs mains dans un des plus gros best-seller de tous les temps, était-il censé racheter sinon la disparition de tout un peuple ?

Comment la conscience collective s’était-elle accommodée de cette culpabilité ?

L’art était-il né de ce besoin de prolonger nos êtres parce que nous savions ce que nous risquions ?
Pourquoi avions-nous tracé des images et des mots, toute une bibliothèque ? Pour quels résultats ? Combien de barrières, de souvenirs fabriqués par l’angoisse et le désir qui gomment de nos esprits la part innommable de notre nature ?

Il fallait que la belle Eve suscite bien des émois, qu’elle cache sous ses robes d’inavouables convoitises pour que des millions d’entre nous aient gobé cette histoire de pomme.

Que de fantasmes ont prévalu dans la construction de notre Histoire, combien de cauchemars !

Ils jalonnent chacune de nos cultures. Je crois même qu’ils les font se combattre.



Planté à l’entrée du verger tel le gardien des trésors d’Eros dans un jardin des quatre saisons, mon scribe dont les doigts de surgeons se couvraient de bourgeons, me souffla de sa bouche d’Éphémérale printanier : « Tout homme persécute s’il ne peut convertir. À quoi remédie la culture qui rend la diversité adorable.»*


Je crains que nos temps se plaisent à l’oublier. J’ai peur qu’à nouveau, nous manquions de vigilance : avant de mordre, le Léviathan fige toujours sa proie dans l’obscurantisme.


* Alain, Les Vigiles de l’esprit

vendredi 8 avril 2011

Episode 2 (pas magnon du tout)

Première colonisation, Sapiens occupe l'Europe. Collage sur papier torchon. 25 x 36cm



Il avait eu faim trop souvent sur ce ruban de terre qui longeait la barrière océane.

Il vivait depuis longtemps dos au couchant, exsangue, guettant la progression des populations de Sapiens qui s’installaient en nombre le long des rivières en amont et souillaient les ruisseaux.

Malades, coincés sur un territoire inadapté, affamés par la disparition du gibier comestible, les siens disparaissaient et les ventres vides ne s’emplissaient plus d’enfants. Son peuple s’étiolait.


Cette nuit, des feux avaient brûlé sur la colline. Dans deux lunes, il devrait quitter cette place et abandonner aux vainqueurs la sépulture des siens.

Pour aller où ? Sapiens avait pris les pays du Levant et l'immensité marine barrait la route du Couchant.

Quand ils vinrent, Neandertal ne lutta pas. Il souffla juste, quand la pointe d’os lui traversa la poitrine : « Ô que ma quille éclate ! Ô que j’aille à la mer ! » (1).

(Portugal. Env. - 25 000 avant JC)


Derrière les herbes hautes se cachait un corps mort. un « Dormeur du val » terrassé comme tant d’autres, en plein cœur du printemps.

Nous souffrons, je le crains, d’un syndrome de répétition.



Le Dormeur du val. Collage et technique mixte sur papier torchon. 20 x 26 cm




(1) Arthur Rimbaud. Le Bateau ivre. Poésies.