Le feuilleton des Éphémérales

Si les Éphémérales étaient initialement un modeste projet de land art, ils se sont rapidement imposés comme un vaste programme éditorial écrit et illustré par ma pomme et publié, faute de mieux, aux éditions du même nom. Créé à parution du premier ouvrage, ce blog nous balladera dans les coulisses de ce projet jusqu'à sa clôture en 20??. Ecrivez-moi

lundi 6 février 2012

Le Scribe



Les Ephémérales saison 2 : OpuScriptorum Episode 1 (le Scribe)


Corps de face et visage de profil, le Scribe se tenait à l'entrée du verger, bras levés-bouche scellée. Le prunier mort sur lequel sa tête était fichée m'avait paru sec comme de la vieille paille.
J'y avais calé tant bien que mal le bout de bardeau. Il portait nez au vent et lèvres closes, l'œil scrutateur d'Isis ouvert sur le jardin : il avait tout du guetteur.

A deux pas de lui, les amants chuchotaient encore dans le souffle d'une brise, feuillages taquinés, amour galant. Le Scribe, lui, demeurait impassible.

Je ne voyais que sa bouche que j'avais dû barbeler : elle aurait pu tomber à force de bavardages.
Je m'approchais, regardais y défiler une à une les saisons : il y eut bien pissenlits, pavots et chienlit, mais des sept soleils qu'on y avait plantés n'en étaient restés que deux. Et encore, pour un été seulement. Aucun fruit n'était né non plus des minuscules fraisiers qui poussèrent à ses pieds. En revanche, des branches moribondes que j'avais condamnées, celles-là même dont j'avais fait deux bras aux gigantesques mains, était sortie une collerette verdoyante de bourgeons.
Dès les premières neiges, le Scribe avait adopté - contraint - un hivernage insomniaque : il avait manifestement un problème avec sa couverture.


Quand je l'eus bien observé, photographiant de manière obsessionnelle le temps qui passait sur ses paupières, je l'entendis murmurer : "Au commencement était le verbe. alea jacta est".


Je sursautais. Passait encore pour la référence évangélique, mais je trouvais plutôt incongrue cette locution latine dont la vocation première est de nous enfermer dans un destin inéluctable, en l'occurrence destin de parleur, de débiteur de mots, ordonnés ou non. Ordonnants toujours.
Le langage est l’essence, bien au-delà de nos êtres relatifs. Il nous construit, nous définit, nous éternise, nous lie… et nous délie.
C’est divin, c’est freudien, c’est lacanien… C’est aussi assez battu comme sujet.
Alors quoi ? Pourquoi diable mon Scribe, ce sage planté là, impassible et discret, était-il allé me coller le nez sur ce qui, à force d’étude, m'était devenu une quasi évidence ?
Il me fallait fouiller encore et trouver, entre les mots, les lignes directrices.
Soudain, j’osais : et si la langue employée par mon scribe était une tentative maladroite de Sanscrit ; un galimatia gloubiboulga à ma seule intention ?

Je décortiquais :
Alea : hasard ; jacta : du verbe jacter, passé simple, 3e personne du singulier ; est : verbe être, au neutre… Le hasard jacta, ou, peut-être, au hasard nous jactâmes. Et, cela est !
Exit donc, le grand magicien, exit sa volonté divine ?
Par Toutatis ! Le Scribe prenait parti : il avait servi Rè et Isis, il avait adoré Zeus, voyagé sur le dos de Neptune ; il avait vu le peuple juif se scinder en deux, puis en trois, souvent dans une violence inouïe, lancinante et sporadique. Lors, il s’était fait son idée propre, avait choisi sa certitude butée : Dieu n’a rien à voir avec l’affaire. C’est par hasard que le langage, au hasard que le logos…

Lors, je pus deviner la suite de ses chuchotis :
« La parole est l’essence. C’est une histoire que disait un chaman. Qu’importe qu’elle fut vraie, elle fut crue. La vérité change comme changent nos mots. Babel ! »

Je crois que je comprenais à demi-maux.


NOTA : si vous avez manqué le début, l'Intégrale de la saison 1 est en ligne ici. Elle se poursuit avec l'ouvrage transitoire PreScriptum consultable.

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