Les Ephémérales s'exposent à l'Escalier Espace d'art à Montreuil du 22 septembre au 9 octobre 2011 (lire le communiqué de presse).
Pendant les travaux, je blogue ici. A tout de suite.
"Les poèmes sont des bouts d'existence incorruptibles que nous lançons à la gueule répugnante de la mort." R. Char
On aurait tant aimé qu’il existât bel et bien cet être parfait, sensé, immortel : juste des mots sans cette saleté de nature prédatrice et exposée !
Las !
Sus aux pulsions, haro sur la libido !
Tout n’est que mots, calme et volupté dans le jardin d’Eden…
Seulement, voilà, « le singe nu est fier d’avoir le plus gros cerveau de tous les primates, mais il s’efforce de dissimuler le fait qu’il a aussi le plus gros pénis, préférant attribuer cet honneur au puissant gorille. » ( Desmond Morris, Le Singe nu, 1967. Trad. française, Grasset, 1968.)
Et Eve d’être accusée de tous les maux parce qu’à sa vue Adam ne put rien cacher de sa nature : elle déferlait en tsunami le long de son arrête dorsale et se concentrait là, pleine de vies, à la souche de son ventre.
Ephémérales 2 – Adam et Eve (Tribute to Michel-Ange et Dürer). Technique mixte sur papier torchon – 46 x 61cm.
Que voulez-vous, là d’où nous venons…
Ephémérales 2 - L’Origine du Monde (tribute to Courbet), superposition sur papier torchon, 20 x 25 cm.
J’aurais pu vous le dire tout de suite, mais une silhouette dénichée dans une fissure m’en empêchait. Figée en plein mouvement, elle semblait découvrir sur le défunt un “je ne sais quoi” qui me faisait froid dans le dos : elle avait la stupeur de celui qui découvre qu’il va mourir.
La face cachée de toute cette affaire apparaissait donc, suggestive, en arrière-plan ; je n’avais eu qu’à manipuler cette silhouette pour faire naître une histoire, qu’à user de quelques art(ifice)s pour que cette ombre animée sur un mur caverneux raconte une autre vérité : celle de tous les “dormeurs du val”, nos morts à répétition.
À tous nos morts, photo peinte, 6X20 cm.
À force de remonter le temps, j’ai allumé des souvenirs génocidaires : comment est mort le robuste Neandertal dont l’absence laissait la place libre aux hordes de Sapiens ? Je m’étonnais de la concomitance des mains négatives et de la disparition de toute une espèce. Je m’effrayais des destructions de temples, des statues abattues et des exemples de falsification.
Je pouvais imaginer l’orchestration de cet effacement…
Pas vous ? Regardez-nous : vous entendez comme moi les voix négationnistes ? Imaginez : si Hitler avait gagné, que resterait-il du peuple juif dans 20 000 ans ? Un livre, peut-être. Même pas sûr!
Vigilance 1 - Shoah, superposition, 20X27 cm.
Un rideau d’herbes, un Christ, des morts à répétition, des signes-mots, des formes-sons… et une kyrielle de questions dès que je superposais toutes ces images.
Quelle faute ce dénommé fils du Verbe, ressuscité à plusieurs mains dans un des plus gros best-seller de tous les temps, était-il censé racheter sinon la disparition de tout un peuple ?
Comment la conscience collective s’était-elle accommodée de cette culpabilité ?
L’art était-il né de ce besoin de prolonger nos êtres parce que nous savions ce que nous risquions ?
Pourquoi avions-nous tracé des images et des mots, toute une bibliothèque ? Pour quels résultats ? Combien de barrières, de souvenirs fabriqués par l’angoisse et le désir qui gomment de nos esprits la part innommable de notre nature ?
Il fallait que la belle Eve suscite bien des émois, qu’elle cache sous ses robes d’inavouables convoitises pour que des millions d’entre nous aient gobé cette histoire de pomme.
Que de fantasmes ont prévalu dans la construction de notre Histoire, combien de cauchemars !
Ils jalonnent chacune de nos cultures. Je crois même qu’ils les font se combattre.
Planté à l’entrée du verger tel le gardien des trésors d’Eros dans un jardin des quatre saisons, mon scribe dont les doigts de surgeons se couvraient de bourgeons, me souffla de sa bouche d’Éphémérale printanier : « Tout homme persécute s’il ne peut convertir. À quoi remédie la culture qui rend la diversité adorable.»*
Je crains que nos temps se plaisent à l’oublier. J’ai peur qu’à nouveau, nous manquions de vigilance : avant de mordre, le Léviathan fige toujours sa proie dans l’obscurantisme.
* Alain, Les Vigiles de l’esprit
Il avait eu faim trop souvent sur ce ruban de terre qui longeait la barrière océane.
Il vivait depuis longtemps dos au couchant, exsangue, guettant la progression des populations de Sapiens qui s’installaient en nombre le long des rivières en amont et souillaient les ruisseaux.
Malades, coincés sur un territoire inadapté, affamés par la disparition du gibier comestible, les siens disparaissaient et les ventres vides ne s’emplissaient plus d’enfants. Son peuple s’étiolait.
Cette nuit, des feux avaient brûlé sur la colline. Dans deux lunes, il devrait quitter cette place et abandonner aux vainqueurs la sépulture des siens.
Pour aller où ? Sapiens avait pris les pays du Levant et l'immensité marine barrait la route du Couchant.
Quand ils vinrent, Neandertal ne lutta pas. Il souffla juste, quand la pointe d’os lui traversa la poitrine : « Ô que ma quille éclate ! Ô que j’aille à la mer ! » (1).
(Portugal. Env. - 25 000 avant JC)
Derrière les herbes hautes se cachait un corps mort. un « Dormeur du val » terrassé comme tant d’autres, en plein cœur du printemps.
Nous souffrons, je le crains, d’un syndrome de répétition.
Le Dormeur du val. Collage et technique mixte sur papier torchon. 20 x 26 cm
(1) Arthur Rimbaud. Le Bateau ivre. Poésies.
Ils étaient nés de cet alter, nés de cet ego : de cet alter ego qui m’affichait à distance ; avec ces paroles entremêlées comme seul point de jonction, comme seule similitude, comme point de ralliement.
Les Éphémérales - saison 2 - épisode 1. Alters ego, encre et acrylique sur papier torchon. 36 x 51 cm
Combien de totems poussèrent, porteurs du nom du clan, de ses mots, de ses morts, témoins monolithes de son identité ?
Plantés comme des arbres, choyés pour durer au-delà de nos chairs, ils étaient les ultimes protecteurs de notre humanité.
Les Éphémérales - saison 2 - épisode 1. Onoma (et le temps s'étira), technique mixte sur toile. 60x120 cm
Poète, le maître des lieux cousut sur le temps les mots dans tous les sens et broda tout un monde, toute une vie : une Histoire.
Lors là, autour du totem qui portait le nom de nos pères et de nos fils, on dicta les règles qui protégerait le groupe, qui perdurerait l’espèce.
Les Éphémérales - saison 2 - épisode 1. Groupes croissants. Collage et technique mixte sur papier torchon. 46 x 60 cm
(ci-dessous : détail)
La perte, le désir et l’angoisse ; les cris, les chants, les bruits ?
Le chaman les avait consignés en faisant les rivières et le soleil renouvelé. Il les avait éclairés en disant pourquoi le jour et pourquoi la nuit.
Comment aurions-nous pu ne pas l’écouter ? Il racontait le premier père et la mère première !
Les Éphémérales - saison 2 - épisode 1. Mère première, gâchis de la toile de la semaine prochaine, collage d'acrylique sur papier torchon. 18 x 18 cm
Tous. Enclins au même destin : festins de charognards, nids puants de milliards de larves, cendres et poussière. Puis la pluie, le vent, le ruissellement… et ce retour, océanique, à la terre nourricière.
Dans le silence, le temps digère.
Nous voici dégradés en corps purs, nos codes génétiques détruits, annulés. Fichiers introuvables.
Nos mots étaient-ils nés de ces absences décomposées ? Avions-nous mis des noms pour mémoire, des mots pour dire qui et d’autres pour dire quoi, pour dire pendant l’absence, ce qui n’est pas et celui qui n’est plus ? Comment avions-nous su dessiner ces passages ? Que savions-nous alors des temps océaniques ? Était-ce d’avoir souffert d’être arrachés du monde le jour où nous naissions pour courir, forcenés, goûter quelque pitance avant de disparaître ? Était-ce pour garder près de soi l'aimé, notre alter ego ?
Les Éphémérales - saison 2 - épisode1 . Sein océan - Collage sur papier torchon - 13x18cm
Les Éphémérales - saison 2 - épisode1 . Pour que tu demeures - encre sur photo imprimée sur papier aquarelle - 25,5x17,5cm
Nos mots disaient l’avant et racontaient l’après, ils disaient le présent et la terre derrière l’horizon. Perchés sur notre langage nous regardions au-delà, élargissant les limites de notre être. Nous devenions le langage et le langage devenait tout.
Dans cet empire de mots, nous devînmes un empire.
Autour du totem, le clan écoutait le chaman réveiller les morts pour annoncer les fils.
Les mots avaient armé les poètes.
Peu à peu, la vie s’installait dans les mémoires.
Le temps s’est étiré.
(à suivre)
Adam, Eve, singes et guenons, amants ou amis, deux ou cinq milles libérés sur la sphère, qu’importe ce qu’ils furent : quand ils s’aimèrent, tout changea.
Ils arrêtèrent leur chemin à la dépouille de leur semblable et protégèrent leur propre destin des multitudes grouillantes : ils pleuraient l’absence et allumaient des souvenirs.
Le passé vibra dans les nuits protégées et l’on se demanda si ces morts qui visitaient le sommeil n’étaient pas comme la lune : une présence par bribes, qui parfois vous éclaire, aujourd’hui ou demain.
Je sais si peu de ceux-là, disparus depuis trop longtemps.
Peu à peu effacés dans l’oubli du silence, ils auraient même pu ne jamais avoir été.
Les Ephémérales II, Thanatos. Collage de photos peintes et technique mixte sur toile. 60 x 80 cm.
(pour voir les détails de la toile, cliquez sur les images ci-dessous)
(à suivre)